Cette date du 5 juin marque une journée funeste dans l’histoire du Peuple Corse. Le 5 juin 1808, la population d’Isulacciu di Fiumorbu, eut à subir un épisode barbare de la Ghjustizia Morandina. 141 personnes furent déportées dans les Hautes Alpes au bagne d’Embrun. L’immense majorité y décédera dans des conditions inhumaines et leurs dépouilles seront traitées comme des déchets sans le moindre égard.
Ce fait insupportable renvoie plus globalement aux responsabilités directes de Napoléon Bonaparte dans sa gestion de la Question Corse. Sur la fin de sa vie, il confiera à son mémorialiste : « J’ai un grand regret, je n’ai rien fait pour mon île ». Allant même jusqu’à dire que ses directives répressives avaient été appliquées avec trop de zèle par ses subordonnés. Cela résiste difficilement à l’analyse froide des faits.
Dans chaque pays qui connaît une guerre de conquête et/ou une guerre civile, il y a deux possibilités pour dépasser un conflit, fusse-t-il ancien. Soit on réécrit l’histoire pour tromper les générations futures et apaiser les spectres mémoriels par ce subterfuge, soit on confronte les responsabilités sans occulter aucun fait. C’est ce qui se passe généralement dans les commissions de « Réconciliation nationale ». Quand d’aucuns veulent absoudre les fauteurs de barbarie, ils se heurtent à des résistances légitimes, mêmes plusieurs générations après, c’est ce qui ce passe en Espagne par rapport à une guerre civile mal digérée.
En Corse, par un tour de passe-passe magistral, Napoléon Bonaparte devient un « Père de la Patrie » en second. Si l’on peut comprendre l’objectif politique de ce petit arrangement avec l’Histoire pour ancrer définitivement une Corse, fusse-t-elle autonome, dans la République Française, cela n’exonère en rien le rôle précis du personnage vis-à-vis de tous les corses qui ont aspiré à se débarrasser d’une façon ou d’une autre du joug colonial français. Aussi en cette période de grande confusion et de raccourcis historiques il est indispensable de rappeler quelques faits en rapport avec son administration de la Corse de 1800 à 1808.
La guerre civile (1799-1800)
En juillet 1799, les Fuorisciti corses [exilés] de Toscane et de Sardaigne préparent un plan de reconquête de l’île. Le premier débarquement de 200 à 300 émigrés est signalé dans le Fiumorbu début novembre par le rapport du général Ambert.
Lors du coup d’Etat du 18 Brumaire, le 9 novembre 1799, Bonaparte met la Corse sous un régime d’exception. Les libertés publiques sont suspendues. Bonaparte prescrit de réprimer sans faiblesse tout désordre au moyen d’une colonne mobile de sept à huit mille hommes qui parcourra le pays.
« Vous ferez voyager cette colonne dans tous les quartiers où il y aura trouble. Elle aura à sa suite un tribunal extraordinaire qui fera exécuter sur-le-champ les assassins et les voleurs ou les provocateurs à la rébellion. Ce n’est qu’en s’annonçant par un acte de rigueur que le commissaire du gouvernement pourra ramener la tranquillité dans ces départements ».
Ses instructions furent exécutées très fidèlement.
En décembre 1799 la guerre civile débute en Corse, 700 à 800 insurgés convergent vers Purti-Vechju, la ville capitule après quatre jours de combats entre Bonapartistes et rebelles soutenus par la Russie. Plus de deux mille insurgés sont sous les armes dans le Murianincu. Quinze cents partisans occupent Belgudè en Balagne où ils fusillent quatre collaborateurs. De nombreux affrontements auront lieux dans diverses régions de l’île jusqu’au 16 octobre 1800.
Les représailles contre les communautés rebelles sont sévères.
Dans le Fiumorbu, les villages d’Ornaso, d’Isolacciu et de Prunelli sont brûlés par le bataillon du colonel Fischer.
Dans la Rocca, Le général Aubigeois fait incendier les villages de Zonza et San Gavinu.
A Purti Vechju, le général Ambert se heurte frontalement à une colonne de 800 insurgés qui laisseront 50 morts dans la bataille.
Dans le Murianincu, durant la seconde semaine d’avril, le général Ambert, à la tête de deux mille hommes de troupe, donne l’assaut au village de Forci. En Tavagna, précisément à Velone Ornetu, les maisons sont saccagées, un vieux prêtre est torturé et tué. Dans le village de Poghju Mezzana, les soldats violents les femmes du village, tuent les enfants et les vieillards, incendient les maisons. Enfin, à Talasani, le couvent et vingt-trois maisons du village sont livrés aux flammes. On évoque pour ces Pieve 500 tués et/ou prisonniers.
En Balagna, dès le 27 avril, une autre colonne de 2000 hommes est chargée de nettoyer la région. Plus de 100 maquisards sont tués a Palasca, Belgudè et Speluncatu. Treize patriotes sont fusillés sur ordre de Saliceti. Des communes doivent verser des contributions extraordinaires pour ne pas être soumises au pillage et à la destruction. Les notables qui refusent ou ne peuvent pas payer ne sont pas épargnés. Barthélemy Arena, à la tête d’une compagnie de grenadiers fait raser des maisons à Santa Reparata di Balagna, Aregnu et Curbara. Le 1er mai, après un jugement expéditif, 3 jeunes villageois de Santa Reparata di Balagna sont pendus par les gardes mobiles.
Le bilan d’une année de guerre civile est catastrophique pour la Corse.
Le bilan du nombre de victimes de la répression est difficile à établir, mais les conséquences en seront multiples, sur le plan politique et économique. En Corse, comme dans toute la France, les administrations centrales collégiales des départements, nommées par le Directoire et validées en assemblée villageoise, sont remplacées par des services préfectoraux, sous l’autorité directe du Premier Consul. Le temps des Consulte et de la représentation villageoise est révolu.
Le général Cervoni évoquant le Fiumorbu, dira l’année suivante « les habitants de cette affreuse contrée qui vivent comme des arabes depuis qu’on a brûlé leurs habitations… Le mécontentement est général. La Corse a reculé depuis la Révolution d’un siècle vers l’état de nature ». Mais Napoléon Bonaparte n’en a pas finit avec la Corse.
Le 15 décembre 1800 Napoléon Bonaparte renvoie en Corse André François Miot de Melito, comme Administrateur Général, avec pour instruction de proclamer la mise hors la Constitution de la Corse : « Vous commencerez par instituer votre tribunal extraordinaire et vous ferez exécuter tous ceux qui seraient détenus dans les prisons d’Aiacciu comme voleurs, assassins ou provocateur à la rébellion ».
Le 25 décembre 1800, le ministre de la police Fouchet, sur les instructions du 1er Consul, demande au préfet du Golo : « Que toutes les personnes arrêtées soient mises à la disposition des Tribunaux militaires. A l’égard des individus qui ont été rendus à la société par la faiblesse ou l’indulgence des officiers de police judiciaire, vous n’hésiterez pas à ce qu’ils fassent l’objet de la mesure que je viens de vous prescrire (…) ». Un esprit de Noël assez particulier…
Cette issue tragique avait été anticipée par Pasquale de Paoli dès le mois de Janvier 1800, qui depuis Londres avait écrit a Ghjaseppu Ottavianu Nobili Savelli (exilé à Florence) : « qu’une autre imprudente insurrection ruinerait l’île : Ses habitants seraient envoyés peupler Cayenne ». U Babbu di a patria n’en attendait pas moins de Napoléon Bonaparte. Quand en mai 1801 le Général Morand est nommé gouverneur militaire de la Corse, une nouvelle phase, très active, dans la poursuite du processus colonial en Corse débute.
Les événements du Fiumorbu (1808)
Le 2 juin 1803 (12 Prairial An XI), Napoléon Bonaparte avait décidé de la levée de 5 bataillons de Chasseurs Corses, formés d’insulaires, et officiellement destinés à la défense de l’île. En réalité la principale intention du Premier Consul est de «faciliter la conscription en Corse pour l’attacher définitivement à la République ». Le fait que les maires aient le pouvoir de désigner arbitrairement les conscrits à l’administration provoque de nombreux troubles. Des centaines d’insoumis prennent le maquis. De plus, de nombreux paolistes refusent de servir l’armée d’occupation. Morand lui-même doit négocier avec plus de cent insoumis du Liamone réfugiés dans le maquis. Il doit transiger et les admet dans un Bataillon de Voltigeurs Corse qui sera sédentaire. Mais Bonaparte s’en méfie et les veut sur le continent : « C’est le meilleur moyen de les organiser et de les discipliner ».
Pour les faire rentrer dans le rang, les réfractaires sont poursuivis avec zèle par la Gendarmerie. Deux colonnes commandées par le Capitaine Costa et le Lieutenant Emily, battent le maquis. On arrête les familles des plus pauvres. Lorsqu’ils sont pris, les réfractaires sont conduits à Sartè, puis à Bastia sous bonne escorte.
Les réfractaires ont vite rejoint le rang, car ils étaient frappés d’une amende de 1 600 Francs. Ils sollicitent leur grâce auprès du 1er Consul, qui répond : « Qu’ils se rendent à Antibes, on leur fera grâce après ». Les poursuites contres les insoumis corses ne cesseront qu’en 1814 avec la chute de l’Empire.
La population du Fiumorbu, ayant eu à subir les terribles répressions de 1798 et de 1800, nourrissait un ressentiment important contre les autorités préfectorales. En 1808 l’économie agro-pastorale multiséculaire des communautés d’Isulacciu et de Prunelli di Fiumorbu est frontalement menacée par deux facteurs ; Le premier est cette conscription forcée qui menace la survie même de certaines familles. Le second est la privatisation des terres de la plaine qui remettent en cause la vaine pâture des bergers. Morand a accordé le domaine de Migliaccariu à des notables du Fiumorbu pour s’assurer de la loyauté de quelques Fiumorbais.
De plus, l’administration centrale est bien décidée à en finir avec le système économique communautaire corse trop subversif par nature. Face aux premiers troubles opposant paysans et propriétaires terriens le Général Morand envoie la gendarmerie et le lieutenant Emily. Les bergers corses se révoltent.
Dans la nuit du 21 au 22 mai 1808 la caserne de gendarmerie de Prunelli di Fiumorbu est attaquée.
Le 5 juin 1808, le capitaine François Bonelli à la tête de 400 soldats ordonne un rassemblement de tous les hommes du village d’Isulacciu. Un nouvel appel nominal est effectué. Les 150 hommes présents, dont le maire, Filippo Francesco Valentini et le juge de paix, Carlo Giovanni Laurelli, sont enfermés dans la chapelle San Roccu. Les 150 prisonniers sont alors conduits et emprisonnés à Corte puis à Bastia.
Parmi les 150, 34 hommes (pour mémoire 8 hommes ont pris le maquis et ne sont pas emprisonnés), sont désignés pour comparaître et être jugés par une commission militaire spéciale de la 23ème division militaire [Comme bien souvent dans l’histoire de la Corse il s’agit d’un échelon judiciaire exceptionnel du droit commun]. Ce sont finalement 141 personnes qui seront déportés à Embrun. On connaît la suite.
Pour Napoléon Bonaparte, la solution politique au problème corse était militaire.
L’armée a joué plusieurs rôles :
– La force armée a permis d’exercer une répression aveugle contre les derniers foyers de résistance paolistes et/ou de Corses opposés à l’occupation française de l’île. Certains villages ont connu les pires des exactions.
– La solde versée aux bataillons corses a permis de faire basculer les mentalités vers le carriérisme individuel et les rapports sociaux marchands. L’économie de subsistance multiséculaire basée sur un rapport collectif à la Terre nourricière en a été profondément affectée.
– Le sentiment de corps et la discipline ont effectivement permis de favoriser l’intégration politique de nombreux Corses dans la République Française et/ou le Bonapartisme.
Napoléon Bonaparte a donc porté physiquement et politiquement un coup terrible à la Nation Corse.
De nos jours, il est normal que ceux qui se réclament de son héritage politique continuent le processus d’intégration coloniale dans la République Française. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agît désormais d’intégrer Paoli et les derniers Naziunali, d’abord sur le plan de la bataille patrimoniale et mémorielle, et puis dans le cadre d’une capitulation politique. Dès lors il est surprenant que des personnes se réclamant de la Lutte de Libération Nationale puisse prêter directement ou indirectement leur concours à cette culture de la confusion.
Cette entreprise d’intégration est d’autant plus d’actualité aujourd’hui que la Préfectorale, dans la tradition de ses prédécesseurs du Golo et du Liamone, entend désormais tout recentraliser en Corse et employer tous les moyens pour réduire à l’inaction et au silence la Collectivité de Corse.
Heureusement, au sein du Peuple Corse, nombreuses sont les personnes qui n’ont pas la mémoire sélective et qui, non seulement exercent leur devoir de mémoire envers les déportés du Fiumorbu, mais également envers la Nation Corse et son droit inaliénable à l’autodétermination.
A Manca