Il y a deux jours, pour la deuxième fois en peu de temps, une jeune femme corse est tombée sous les coups aveugles de son compagnon dans la région ajaccienne. Après Johanna Tavera à Cavru, c’est Savannah Torrenti qui a perdu la vie, victime des plus effroyables dérives de la domination masculine. Combien de jeunes femmes assassinées avant que le problème du statut de la femme en Corse soit posé et abordé pour ce qu’il est, c’est-à-dire un problème politique ?
Il semble néanmoins qu’en ce début de XXIème siècle, d’aucuns considèrent que la femme corse est libre et émancipée. Elle travaille, peut exercer des responsabilités politiques, syndicales ou associatives, peut gérer l’éducation des enfants qu’elle peut choisir ou non d’avoir. Certes, elle semble jouir formellement, de jure, d’une position égale à celle de l’homme grâce pour ne citer qu’un exemple, à la loi sur la parité électorale et, plus largement, grâce à une modernisation globale des modes de vie héritée de la libération sexuelle des années 70 et survenue en Corse comme dans la plupart des territoires européens.
Exit l’autorité phallocrate du paterfamilias, exit le modèle pluriséculaire de la femme corse mangeant hors de la compagnie des hommes et servant, son père, son frère ou son mari à table, placée debout derrière lui, exit les viols légalisés par le mariage dans nos villages, exit les prédations exercées sur les femmes et étouffées par les non-dits du cadre familial et clanique.
Vive la femme moderne et citadine, qui s’habille à sa guise, fume, boit et se drogue comme les hommes, sort en boite et consomme du mâle sans complexe, fait même un ou des bébés toute seule.
Alors que demande le peuple me direz-vous ?
Pourtant, ne nous y trompons pas, cette modernisation, cette liberté nouvelle n’est qu’illusion.
Sous le masque de la modernisation que la condition féminine est supposée connaitre, perce la marchandisation consumériste ou réactionnaire du corps de la femme. En effet, ce corps féminin exhibé tel un objet doit plus que jamais dans une vision capitaliste et consumériste faire vendre, susciter le désir ou l’envie, permettre l’identification à l’origine de la pulsion consumériste comme le confirment d’innombrables publicités. Ou bien encore dans une acception réactionnaire, le corps féminin est emprisonné sous des épaisseurs d’étoffes ou de voiles de toutes confessions au nom d’une prétendue religiosité, décence ou tradition qui cachent mal l’incapacité de certains hommes à maîtriser leur désir ou leurs pulsions.
C’est l’approfondissement, l’accélération de la mondialisation libérale et la montée parallèle et corollaire de tous les fondamentalismes qui, depuis une quinzaine d’années, a accentué et accentue cette marchandisation, qu’elle soit consumériste ou réactionnaire.
Mais au-delà de cette première strate d’aliénation à l’échelle mondiale, soit la marchandisation consumériste ou réactionnaire du corps féminin en tant que porteur de « condition féminine », ne peut-on voir une catégorie de femmes plus spécifiquement victime d’aliénations cumulatives en Corse ? De quelles femmes parle-t-on ?
Force est de constater que dans les secteurs économiques, sociaux et culturels, il n’y a pas une condition opprimée mais bien des conditions féminines diverses dans notre pays.
Les femmes corses qui appartiennent au monde du travail, aux classes populaires et surtout celles qui ont moins de trente ans, sont le plus souvent victimes d’aliénations cumulées et occupent un statut de seconde zone dans d’innombrables domaines. Sur le plan économique par exemple, 82% des travailleurs à temps partiel en Corse sont des travailleuses. Ce chiffre implique bien évidemment de désastreuses conséquences sociales.
Ce sont les travailleuses des classes populaires et, particulièrement à l’intérieur de cette classe sociale, le groupe des mères célibataires ou isolées, qui paient au prix fort leur émancipation si l’on prend en compte le coût exorbitant du logement en proportion des salaires (dans une terre de spéculation immobilière et de totalitourisme) ou la liberté de leur corps si l’on considère le coût non moins prohibitif de l’entretien ou de la garde des enfants (250 euros en moyenne pour 4 jours de crèche par exemple).
Ce sont elles qui doivent renoncer à l’acquisition de tout capital culturel ou à l’exercice de tout engagement politique ou citoyen dans de telles conditions. Remarquons en effet que la plupart des femmes présentes -de fraîche date néanmoins- dans les institutions politiques et y exerçant un quelconque pouvoir sont issues des sphères de la petite, moyenne ou grande bourgeoisie.
Ce sont les femmes appartenant au monde du travail, aux classes populaires, qui ne bénéficient que de très rares formations scolaires, universitaires ou professionnelles, celles qui héritent le plus souvent du modèle de la domination patriarcale présentée comme norme culturelle inscrite dans le cadre d’une antique société agro-pastorale construite par les hommes pour les hommes.
Le plus inquiétant est la perpétuation de ce schéma dans le milieu scolaire et chez les adolescents et adolescentes qui portent trop souvent inscrits dans leur pratique sociale (soumission des jeunes femmes aux desiderata des jeunes hommes) et leur mode de vie ensemble la régression et l’anéantissement du combat féministe.
C’est donc encore et toujours par l’éducation des jeunes dans le cadre scolaire et hors du cadre scolaire, à la maison ou dans l’espace social collectif de la rue que peut être possible l’élévation du niveau des consciences. A cette éducation prioritaire doit être associée la réactivation de luttes sociales anticapitalistes pour permettre que ces régressions majeures soient combattues et durablement éradiquées.
Anna Laura Cristofari, A Manca