Depuis trois semaines, un phénomène connu sous le nom de « gilets jaunes » a fait irruption dans le champ social. Par sa nature, plus que par ses modes d’actions, il bouscule les schémas traditionnels propres à la contestation sociale. Pour l’heure encore sans structuration, il se caractérise également par l’aspect hétérogène de sa composition et de ses revendications. Clairement en défiance des partis politiques et des syndicats, il émerge en contournant également la sphère des médias, en usant des possibilités offertes par les réseaux sociaux.
Avant toute chose, ce phénomène exprime la paupérisation grandissante de pans entiers de la société, dont certains font la douloureuse expérience du déclassement social.
Ce phénomène marque aussi la rupture consommée entre la France des élites et ce que d’aucuns nomment la « France périphérique », dont la conscience de classe a été remplacée par le sentiment de former la « France d’en bas » mais aussi la « France des provinces », sorte de magma informel caractérisé par son appauvrissement et son éloignement croissant du pouvoir central.
Tous les acteurs politiques et syndicaux, mais également le gouvernement et les structures étatiques sont totalement pris au dépourvu par ce phénomène, par son ampleur et son imprévisibilité.
Afin de ne pas être totalement dépassés et au nom de calculs strictement politiciens, les premiers à tenter de surfer sur cette vague sont les partis populistes (Rassemblement National, France Insoumise), et ceux de la droite (Les Républicains, Debout la France).
D’abords très circonspects les syndicats CGT, FO et SUD optent pour un soutien au regard des revendications et tentent des rapprochements quand c’est possible. Certaines de leurs directions, au premier chef celle de la CGT, redoutent de se voir supplanter en tant que force de contestation. Mais il est fort probable que la base de tous ces syndicats puisse se reconnaître globalement dans les revendications exprimées par les « gilets jaunes ».
C’est ce qui reste de la gauche, et ce dans la globalité de ses organisations, qui tente désormais d’accompagner, ou de s’insérer, auprès, voire au cœur de ce mouvement. Pour ce faire, il lui faut le caractériser, ce qui a des conséquences immédiates et qui en aura de multiples, dans les moyens et longs termes, et quant à la nature même de tous les partis qui la composent.
Si l’incertitude est encore de mise quant à l’issue du phénomène en cours, il est en revanche incontestable que les politiques de Macron, de son gouvernement et de sa majorité font l’objet d’un profond rejet. Rejet manifesté par les classes populaires mais également par toute une partie des petites et moyennes bourgeoisies. Certes la démission de Macron est régulièrement réclamée sur les lieux de mobilisation et les réseaux sociaux. Est-ce à dire pour autant, comme le font certains à la gauche de la gauche, qu’il s’agit des prémices d’une contestation de l’ordre capitaliste ?
A l’heure ou, des partis néo-fascistes et populistes prennent ou s’apprêtent à prendre le pouvoir un peu partout sur la planète, peut-on s’aventurer à croire, très imprudemment, que cette contestation au sein de l’hexagone pose les bases d’un changement radical favorable au monde du travail ?
Parce que nous ne prenons pas nos désirs pour des réalités. Parce que tout ce qui bouge ne va pas forcément dans la direction d’une rupture avec le capitalisme. Parce que nous nous défions de la démagogie et des postures pseudo révolutionnaires et parce que l’histoire est là pour nous enseigner que des mouvements sociaux ne débouchent pas mécaniquement sur le bonheur des peuples, nous continuons d’être très circonspects quant aux conséquences du phénomène dit des « gilets jaunes ».
Mais puisque le débat est lancé et a contrario des apprentis démagogues qui pensent que cela relève d’une discussion sur le « sexe des anges », nous nous autorisons à pointer quelques éléments d’analyses et de réflexions.
I ) De la contre révolution capitaliste.
Macron et ses soutiens (pour ne pas dire ses maîtres) mènent, à marche forcée, l’imbrication de la société française dans le champ de la globalisation capitaliste. Ils le font d’autant plus aisément qu’avant eux, les gouvernements successifs, qu’ils soient authentiquement de droite ou qu’ils se soient abusivement présentés sous les couleurs de la gauche, ont amplement ouvert les brèches. En 1974 avec l’annonce du « choc pétrolier » Giscard d’Estaing inaugure les premières politiques d’austérité. En 1981, amplement en raison des conséquences sociales de celles-ci, le PS, allié aux radicaux dits de gauche et au PCF prend le pouvoir. Après quelques réformes positives (Retraite à 60 ans, cinquième semaine de congés, nouveaux droits syndicaux, abolition de la peine de mort, dissolution de la cour de sûreté de l’Etat, nationalisations), Miterrand et Fabius ouvrent une politique dite des restructurations industrielles et entament le processus de leurs politiques libérales. En 1988 et pendant les périodes dites de cohabitation (faux nez des collusions entre le PS et la droite) commencent les premières privatisations.
De cette période (1984 à nos jours) les Chirac, Sarkozy et Hollande n’ont eu de cesse que d’accentuer les attaques contre les acquis sociaux et privilégier les classes dominantes. Ce qui était attendu de la droite l’était moins aux yeux des travailleurs de la part de ceux qu’ils pensaient assez imprudemment être leurs représentants, donc la pseudo gauche.
Cette ère politique (1974-2018) correspond en tous points à : une succession de crises propres au système capitaliste et à l’effondrement du stalinisme.
Malgré ses crises systémiques le capitalisme a su imposer ses solutions, d’autant qu’avec les désillusions occasionnées par les dictatures staliniennes, il s’est retrouvé en position de domination totale et sans adversaire susceptible de le contester et d’offrir des perspectives alternatives. De Miterrand à Macron ce n’est donc pas la nature politique qui diffère mais les rythmes des politiques d’inclusion dans le modèle de la globalisation capitaliste. A ses crises celui-ci a apporté la solution d’une économie mondiale fondée sur une totale déréglementation et sur une constante agression sur les acquis sociaux (là où il y en avait) et sur la valeur de la force de travail.
Cette contre révolution libérale a percuté de plein fouet, et à l’échelle planétaire, toutes les sociétés. Elle est à l’origine même de conflits armés. Par ses errements criminels elle s’est trouvée des alliés de circonstances, comme les courants sociaux libéraux.
C’est sur le terreau des désillusions engendrées par la pseudo gauche que Macron prend le pouvoir tout en s’inscrivant parfaitement dans le cadre de la globalisation capitaliste. Ce faisant il a durement attaqué les classes populaires, méprisé les syndicats, les corps intermédiaires et réduit le fait politique à la seule dimension d’un autoritarisme étatique que lui confère les institutions françaises. Mais il a également mis en demeure, les petites et moyennes bourgeoisies. Mis en demeure de s’adapter à l’économie globalisée ou de disparaître. Les tenants du système (fonds de pension, méga groupes financiers, marchés boursiers) n’ont que faire de ceux qui ne s’adaptent pas à la compétition, y compris de ceux-là mêmes qui leurs sont idéologiquement acquis. Il n’est donc pas étonnant de voir sur les lieux de mobilisation des « gilets jaunes » des petits patrons, des artisans, des commerçants, côtoyés des chômeurs, des femmes et des retraités. A leurs corps défendant ils constatent avec aigreur, que le système dominant n’a que faire de leurs intérêts.
La contre révolution capitaliste broie tout sur son passage car elle ne place pas l’homme au centre de ses préoccupations mais le profit, tout le profit, rien que le profit. Mais cette conduite des affaires du monde est à l’origine même de contradictions internes au capitalisme. C’est ce qui explique grandement que ce que l’on nomme les « populismes » émergent avec force. Ces derniers se veulent les représentants interclassistes de toutes les classes sociales malmenées par la globalisation. Leur réponse n’est sûrement pas une rupture avec le capitalisme, mais un retour à des périmètres délimités par des organisations Etats Nations. Les nationalismes des Horban et autres Salvini en sont les manifestations les plus évidentes. Dès lors, à la contre révolution libérale des Reagan, Thatcher et autres, peut se substituer une autre contre révolution semblable en bien des points à ce que furent les processus du national-socialisme du siècle passé. L’apolitisme de surface de la majorité des « gilets jaunes » peut encore masquer provisoirement ces tentations et il est bien possible que celui qui s’avère en être est le plus conscient soit Macron. Cela ne signifie pas pour autant qu’il veuille réguler le capitalisme et encore moins se hasarder sur les chemins du socialisme. De son point de vue, donc de celui des tenants du capitalisme globalisé, Le Pen est son adversaire et pour l’heure encore il n’y en a pas d’autres à surface équivalente.
II ) De l’ascension du populisme et de ses conséquences.
Reculera, ne reculera pas ? Tous les spécialistes autoproclamés se perdent en conjonctures. Mais la vraie question est-elle là ? Ce qui est plus sur c’est qu’aux prochaines élections européennes Le Pen va tirer les dividendes de la mobilisation des « gilets jaunes ». Elle risque fort d’en bénéficier, car malgré les tentatives illusoires de la gauche de la gauche, ce mouvement n’est pas une contestation du capitalisme, mais uniquement le symptôme d’une crise qui lui est propre. Digne héritières des courants nationaux socialistes, Le Pen peut opter dans un premier temps pour une politique sociale en faveur des classes populaires. Elle peut opérer ainsi (elle et d’autres comme Wauquiez et Dupont-Aignan) dans un premier temps. Mais elle va prendre alors grand soin d’exclure de ses politiques tout ce qui racialement parlant ne sera pas compatible avec son nationalisme exacerbé. Aux septiques il suffit de revisiter l’histoire qui témoigne de l’ethnicisation des questions sociales sous les régimes fascistes et nationaux-socialistes.
Le greffon anticapitaliste que d’aucuns tentent sur le mouvement des « gilets jaunes » ne prendra pas. Certes nombre de manifestants, et à juste titre, en appellent à la justice sociale. Pour autant, leur détestation de Macron, des radars, des taxes et des impôts ainsi que des élites, ne les conduit pas mécaniquement à s’opposer au capitalisme. Ils le veulent dans leur immense majorité, plus généreux et plus respectueux du pouvoir d’achat des consommateurs. Mis à part le rétablissement de l’impôt sur les grandes fortunes prôné par une minorité d’entre eux, à aucun moment il n’est question de taxer le capital pour financer la transition écologique ou la revalorisation des salaires ou des prestations sociales. Au contraire, sous couvert de lutte contre l’injustice fiscale de nombreux artisans et petits patrons remettent en cause le principe même des charges sociales, attaquant frontalement l’organisation de la solidarité sociale. Ce n’est pas l’Internationale que chantent les manifestants, mais la Marseillaise, et ce chant n’arrive pas par hasard.
Où étaient la grande majorité de ces manifestants lorsque des dizaines de milliers d’emplois étaient froidement supprimés dans l’industrie et ce à grands coups de délocalisations ? Où étaient-ils lorsque les gosses des banlieues se faisaient tirer (et se font encore tirer) comme des lapins ? Où étaient-ils lorsque le peuple palestinien subissait (et subit encore) les pires exactions ? Où étaient-ils lorsque les migrants se faisaient refouler, parquer et expulser ? Où étaient-ils lorsque le peuple catalan se voyait nier sa légitimité ? Certes, vont rétorquer certains, la course à la survie ne participe pas à la naissance d’une conscience politique et encore moins à l’internationalisme. Pour autant le lien entre tous les méfaits du système capitaliste est fait depuis des décennies par des militant-e-s anticapitalistes. Mais le système qui fait miroiter l’accession à toutes les consommations potentielles a été plus entendu que ces derniers. Cette réalité crue et nue ne doit pas être occultée, sauf à vouloir prendre des désirs pour des réalités. Sauf à croire que tout ce qui bouge va dans le bon sens. Sauf à s’imaginer qu’en provoquant le système il se durcira et que les peuples prendraient alors conscience de sa nature profonde. Sauf à prendre des raccourcis au risque de lendemains décevants.
Conclusion
La reconstruction patiente, tenace et sûrement ardue d’une force anticapitaliste est toujours à l’ordre du jour. Elle passe certainement par l’expérience concrète, dans les luttes, que peuvent faire toutes celles et ceux qui se battent contre ce système. Elle nécessite l’appropriation et la réappropriation d’outils théoriques susceptibles d’alimenter la réflexion. Elle implique la disparition des vieilles structures qui ont fait faillite. Elle implique une lutte sans concession contre toutes les bureaucraties. Elle nécessite que soient tirées lucidement les leçons du passé. Cette repolitisation nous conduit à ramer à contre-courant. Bien que nous entendions les justes récriminations de nombre de « gilets jaunes », nous ne pensons pas qu’à l’issue de ce mouvement puisse germer une alternative positive. Parler à l’intelligence et à la conscience de tout un chacun c’est le contraire radical de la démagogie. D’autres luttes sont en cours, d’autres surgiront, mais accepter le nationalisme poujadiste de l’heure ne sera pas de notre fait. Non.
A Manca.